27 sept. 2018 - 30 juin 2023 Paris (France)

Première saison > CR de la 4e séance

Retour sur l’affaire Orelsan

Version multimédia du CR : https://surunsonrap.hypotheses.org/4153

La 4e séance du séminaire "Fight the power" ? s'est déroulée le 17 janvier 2019. Elle consistait en une séance de travail autour de l'affaire Orelsan. Introduite par Karim Hammou, elle s'appuyait sur un exposé de Réjane Sénac, directrice de recherche de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po - CEVIPOF. Elle s'est prolongé par de multiples échanges avec la salle.

Quelque part entre Houellebecq et Nick Conrad ?

Dans son introduction, Karim Hammou commence par mettre l'affaire Orelsan en perspective à partir de deux autres affaires plus récentes : le 4 janvier 2019, l’écrivain Michel Houellebecq publiait le roman Sérotonine ; et cinq jours plus tard, le 9 janvier, le rappeur Nick Conrad était jugé pour le clip d’une chanson intitulée « PLB ». Ces deux œuvres offrent un contexte intéressant pour revenir sur l’affaire Orelsan.

C’est un imaginaire analogue que véhiculent Sérotonine en 2019 et nombre de chansons d’Orelsan dans la 2e moitié des années 2000, dont la chanson qui déclenchera la principale polémique, « Sale Pute », publiée sur Internet sous forme de clip en 2007. On pourrait le qualifier, en première approximation, d’imaginaire « Incel » ((Debbie Ging, 2017, « Alphas, Betas, and Incels: Theorizing the Masculinities of the Manosphere », Men and Masculinities. En ligne (doi): 10.1177/1097184X17706401.)) dont on a vu, qu’il pouvait aussi nourrir une violence beaucoup moins esthétique à Toronto le 23 avril 2018.

Le traitement réservé à Orelsan, cependant, rappelle plutôt celui que connaît actuellement Nick Conrad, après une longue série d’autres artistes de rap. Et en même temps, on assiste depuis un an au moins à une évolution, si ce n’est à un renversement, qui pose avec une acuité nouvelle la question de la blanchité d’Orelsan, et son rôle en lien au genre rap des débuts de l’affaire à ce que l’on peut qualifier, paraphrasant Ni Pute Ni Soumise, comme « son épilogue » (( https://npns.eu/2018/05/10/npns-vs-orelsan-epilogue/#more-264. En réalité, la pétition pour l’annulation des récompenses d’Orelsan ont dépassé les 80 000 signatures, les pétitions opposées 15 à 20 000.)). Emblématique, l'invocation d'Orelsan par l'avocat des parties civiles dans le procès Nick Conrad en fait un modèle :

Nick Conrad, Orelsan, Houellebecq : au cœur de l’ensemble de ces œuvres se trouve la question de la « violence » et de sa prise en charge sociale.

Karim Hammou rappelle que la « violence » était au cœur de la précédente séance du séminaire, et propose donc de prolonger les débats soulevés avec Cyril Vettorato grâce à l’affaire Orelsan. La comparaison qu'il privilégiait rapportait le rap à la poésie littéraire. On aurait pu tenir un raisonnement en partie analogue en rapportant le rap à la chanson française, par exemple, auquel, en effet, on ne prête pas (aujourd’hui ?) la même affinité avec la violence. Retenons simplement à ce stade le caractère crucial des options de comparaison, des analogies pertinentes. Rapportera-t-on « Sale Pute » à Sérotonine? Orelsan à Houellebecq ? à Nick Conrad ? à Damien Saez ou Renan Luce ?

K. Hammou propose de reprendre la réflexion sur cette question à par le cas de l’affaire Orelsan : la catégorie de « violence » nous aide-t-elle à l’analyser, et si oui, en quel sens ? Pour Anthony Pecqueux, qui s'est confronté à la question, « les études de sciences sociales sur la violence du langage ne souffrent pas tant de rareté sociale que d’une relative univocité : un traitement normatif, voire moraliste de la question. L’autre écueil dénie toute violence [au rap], selon une utilisation de la théorie du code [...consistant à dire, en somme...] "ça signifie autre chose" : des rapports sociaux vécus comme violents, des dominations symboliques, etc. » ((Anthony Pecqueux, 2007, Voix du rap, L'Harmattan, p.169.))

A. Pecqueux invite ainsi à suspendre provisoirement le traitement normatif de la question de la violence, tout en la prenant au sérieux - ce qui revient à prendre au sérieux celleux qui s'y estiment exposés. Il est rejoint dans cette démarche par d'autres sociologues, qui estiment que penser la violence d'acteurs ou d'actrices, c'est « travailler sur le processus d’identification et de classification du phénomène. [...] Comment les choses sont-elles dites et par qui ? » ((Coline Cardi & Geneviève Pruvost, 2012, Penser la violence des femmes, La Découverte, p.14.))

Pecqueux interroge les interpellations qui, dans le rap, constituent une charge agressive, « violente ». Pecqueux emprunte à Angenot l’idée de « captatio malevolentiae » : le lecteur est malmené, pris à parti, soupçonné de mauvaise foi, sinon invité à ne plus lire avant » ((Marc Angenot, cité dans A. Pecqueux, 2007, op. cit., p.132.)). Pecqueux note la présence ordinaire de « garants communicationnels » tels que l’aménagement de places énonciatives (l’interpellé est en fait l’autre que moi) qui incluent une place à l’auditeur – mais excluent nécessairement un Autre, et courent le risque d’évincer une partie des destinataires.

Tous les exemples pris dans cette analyse par Pecqueux sont au masculin neutre. Or il y a lieu de penser que la « captatio malevoentiae » fonctionne différemment lorsqu’elle engage l’ordre sexué – et les minoritaires au sein de cet ordre font partie des « cibles privilégiées » du rap. De façon caractéristique, « Sale Pute » est bien un exemple de ces interpellations agressives et injurieuses. Elle procède en outre à une saturation de genre dans sa forme, en cohérence avec l’« imaginaire pornographique » ((Cyril Vettorato, 2012, « "Ça va être un viol" : Formes et fonctions de l’obscénité langagière dans les joutes verbales de rap », Cahiers de littérature orale n°71. En ligne : http://journals.openedition.org/clo/1492.)) (hétérosexiste) fréquent dans le rap. Mais de façon significative, elle n’offre quasiment aucun « garant communicationnel » pour les auditrices amenées à écouter une mise en scène où les rôles de genre sont si dichotomiques et sexués. Les interviews qu’Orelsan donne avant la polémique explicitent l’enjeu : l'artiste semble alors penser son destinataire au masculin ((Voir par exemple « Orelsan : "Sur Saint-Valentin, je parle de coucher avec des filles consentantes" », Street Tease, 9 décembre 2008, http://www.street-tease.com/revues/86-orelsan-sur-saint-valentin-je-parle-de-coucher-avec-des-filles-consentantes.html ou  l'interview d’Orelsan réalisée par L’Abcdrduson et publiée le 1er mars 2009.)) On touche ici à la question des Autrui ordinaires des rappeurs en tant qu’ils jouent le jeu d’un entre-soi masculin, et de la liberté qu’ils prennent de mettre en scène des femmes – voire les femmes – sous la forme de « corps d’exception » ((Pierre Tévanian, 2005, « Le corps d’exception et ses métamorphoses ». En ligne : http://lmsi.net/Le-corps-d-exception-et-ses-mA-c.)), ce que l'étiquette infamante de « pute » permet ((Voir notamment Isabelle Clair, 2012,  « Le pédé, la pute et l'ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, n°60. En ligne : https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2012-1-page-67.htm ; Julie Marceau, 2017, L'étiquette de pute comme outil de contrôle socio-sexuel des femmes : expériences, significations et conséquences chez les non-travailleuses du sexe. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal.)). C’est bien la question des « non-frères », comme la formule Réjane Sénac, qui est ici soulevée.

Avant de laisser la parole à cette dernière, Karim Hammou rappelle les différentes entrées disciplinaires possibles autour de l'affaire Orelsan. Outre l'approche de socio-anthropologie de la voix privilégiée par Anthony Pecqueux ou l'approche littéraire, dans le sillage de Cyril Vettorato, il souligne l'analyse de « l'événement sociolinguistique et éthique » développée par Anne-Charlotte Husson, autrice de la principale publication académique proposant une analyse de l’affaire. Il note enfin l'intérêt d'une analyse sociologique de la dimension « publique » et judiciaire, de l'affaire ((Elisabeth Claverie, 1994, « Procès, affaire, cause. Voltaire et l'innovation critique », Politix vol. 7 n°26. En ligne : www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1994_num_7_26_1843.)) permettant de montrer la façon dont les places de victime, d’offenseur, de dénonciateur, de juge sont distribuées et, éventuellement évoluent, ainsi que les dynamiques de renversement de l’accusation et de constitution de camps opposés.

https://youtu.be/5WntXFaYdM0

La liberté contre l'égalité ?

Réjane Sénac commence par expliquer de quelle façon elle en est venue à travailler sur l'affaire Orelsan. En tant que politiste, formée à la théorie politique et au droit, elle a été interpellée par la décision de relaxe d'Orelsan en 2e instance le 18 fév. 2016. Elle a ainsi construit un cours sur les enjeux de liberté d'expression autour de ce cas d'étude.  Elle souligne en outre, dans le sillage d'une tribune qu'elle a publiée dans Le Nouveau Magazine Littéraire ((Réjane Sénac, 2018, « Orelsan, Mennel : l'égalité K.O ? ». En ligne : https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/orelsan-mennel-egalite-ko.)), le contraste entre l'éviction de Mennel Ibtissem de l'émission The Voice, téléscopant la consécration d'Orelsan aux Victoires de la musique en février 2018.

Les recherches de R. Sénac portent prioritairement sur les conditions d'impossibilité de l'égalité,  pour ne pas en rester à une posture d'opposition théorique entre égalité formelle et inégalité de fait. Elle souligne tout particulièrement l'ambiguïté de la devise française, dont le troisième principe, la « fraternité », produit une cécité qui rejoue l'exclusion historique des femmes et des peuples colonisés des principes d'égalité et de liberté des citoyens.

Pourquoi y a-t-il aujourd'hui en France autant d'inégalités entre ceux qu'elle propose de qualifier de « frères » et celleux qu'elle appelle les « non frères » ? Sur cette question, l'affaire Orelsan est intéressante car elle suggère l'existence d'un traitement différencié du rapport à la liberté et à la responsabilité pénale, sociale et politique des artistes, avec d'un côté une tolérance à la promotion du sexisme dans les récits produits par les « frères », contre une intolérance au récits des « non-frères », surtout quand ils s'attaquent aux « frères ».

Les motivations des deux relaxes d'Orelsan jouent la liberté contre l'égalité, et discréditent celles qui font des recours, en particulier contre des personnalités comme Orelsan, ou d'ailleurs contre Houellbecq, comme des puritaines qui n'ont rien compris. Donc on va situer la discussion sur un registre moral, on va discréditer le politique. Or, souligne Réjane Sénac, le droit est une « force autorisée », selon la formule de Derrida, une idée que développe aussi Bourdieu, pour qui « le droit dissimule les rapports de force qui sont à son principe, et ce faisant facilite la reproduction de mécanismes de domination inaperçu, cette force autorisée est un des mécanismes les plus puissants à travers lesquels s'exercent la domination symbolique, ou si l'on préfère l'imposition de la légitimité de l'ordre social » ((Pierre Bourdieu, 1986, « La force du droit», Actes de la recherche en sciences sociales n°64. En ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_64_1_2332.)).

Le traitement différencié d'Orelsan par rapport à d'autres artistes comme Mennel Ibtissem est révélateur, tout comme le traitement différencié de Houellebecq, relaxé d'accusation d'islamophobie, de Marion Cotillard ou Mathieu Kassovitz, dont le complotisme n'a pas mis fin à leur carrière.

La question de la liberté de l'artiste, autour de l'affaire Orelsan, a fait l'objet de décisions contradictoires, avec sa condamnation le 31 mai 2013 par le Tribunal de grande instance de Paris et sa relaxe par la Cours d'appel de Versailles en 2016. Aurélien Cotentin a d'abord été reconnu coupable d'injure publique et de provocation à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur sexe par le TGI, au motif que l'auteur a conscience de sa responsabilité d'artiste. Le juge explique qu'il faisait voter dans ses concerts pour savoir s'il allait ou pas changer « Sale Pute », qu'il a dit aussi que s'il voyait dans le concert qu'il y avait des spectateurs trop jeunes, il ne le faisait pas forcément, donc qu'il n'est pas complètement aveugle à sa responsabilité. L'usage du néologisme « se faire marie-trintigner » dans la chanson « Saint Valentin » est relevé comme le point culminant de la normalisation de la violence physique en cas de non soumission des femmes aux désirs et volontés des hommes. Le juge du TGI a condamné :

« la banalisation répétitive de la violence physique, morale, et verbale à l'égard des femmes dans des chansons qui s'apparentent à des chroniques d'un sexisme ordinaire qui véhicule une image dégradée et dégradante de la femme d'autant plus dangereuse qu'elle s'inscrit dans un contexte ambiant où les dramatiques conséquences du machisme et des violences tant physiques que morales ou verbales faites aux femmes sont trop souvent admises voire minimisées. »

Donc là, la question du contexte est essentielle. Le fait de considérer l’œuvre comme de la fiction, du second degré ou l'expression d'un message politique – parce qu'il est même allé jusqu'à dire que c'était une manière de dénoncer les violences faites aux femmes – n’a pas été retenu comme un critère déterminant. Ce qui est déterminant, ce sont les répercussions possibles.

La Cour d’Appel de Versailles a eu un raisonnement inverse dans sa décision de relaxe, et ne s'appuie pas du tout sur les mêmes critères de jugement. Là, pour le coup on prend le motif du caractère fictionnel, qui était balayé par le premier juge. Au motif que le caractère fictionnel de la chanson crée une prise de recul, cette décision écarte l’analyse de la nature des propos et de leur impact sur le public. Le point nodal de la démonstration est qu'un « régime de liberté renforcée », lié la création artistique, « doit tenir compte du style de création artistique en cause. Le rap pouvant être ressenti par certains comme étant un mode d'expression par nature brutal, provocateur, vulgaire, voire violent, puisqu'il se veut le reflet d'une génération désabusée et révoltée. » On a tous les stéréotypes sur ce style musical, et une conclusion qui suggère qu'animaliser les femmes et consacrer des chansons à leur faire subir des tortures est cathartique pour une génération. Dans la « génération », implicitement, il n'y a que des mecs.

Réjane Sénac se demande ensuite si ce type d'argumentation serait jugé pertinent pour des rappeurs racisés et / ou si l'incitation à la haine et la violence ne concernait pas les femmes, mais les policiers ou les Blancs. Et elle rappelle la condamnation en 2017 de Jo Le Phéno à 2000 euros d'amende, et le procès fait à Nick Conrad, jugé au Tribunal correctionnel le 9 janvier pour « provocation directe à commettre des atteinte à la vie », qualification juridique plus dure que celle d'Orelsan, et portée non seulement par des associations, mais aussi par le parquet  qui a requis une amende de 5000 euros assortie de sursis. Décision sera rendue le 19 mars 2019.

Dans le sillage de son livre L'égalité sans condition ((2019, Rue de l'échiquier.)), Réjane Sénac estime que le traitement de faveur d'Orelsan renvoie à une forme de d'indulgence complice entre « frères » et de suspicion de non-conformité dangereuse pour les « non-frères ». Il témoigne de la survivance d'une citoyenneté capacitaire ((Saïd Bouamama, 2008, La France. Autopsie d'un mythe national, Larousse.)) dans laquelle les « non-frères » deviennent des dangers s'ils ne sont pas irréprochables, au sens de docile.  Le point central ici est l'absence d'un traitement juridique symétrique, qui dit beaucoup sur le droit pris comme force autorisée, comme outil de reproduction du rapport entre dominants et dominés. Elle plaide au contraire pour que le droit devienne une arme de l'égalité et non pas de la tolérance aux  inégalités.

Discussion collective

Les échanges qui suivent interrogent les termes et les conditions de possibilités des différentes comparaisons entre l'affaire Orelsan et d'autres affaires, engageant des rappeurs ou d'autres personnalités publiques. Les qualifications juridiques des faits, variables dans les différents procès, sont particulièrement discutées, ainsi que les écarts entre ces qualifications juridiques et le cadrage médiatique dominant, souvent bien différents. La façon dont les tribunaux (ou des projets de loi) peuvent s'appuyer sur des définitions du rap, essentialisant le genre, est également soulignée.

La discussion revient sur les propriétés sociales d'Orelsan, et notamment sur sa blanchité, pour lui prêter un rôle dans la dynamique de l'affaire qui varie selon les participant.e.s. Certains soulignent, dans le sillage des travaux de Marion Dalibert, que le traitement médiatique des rappeurs prête aux rappeurs blancs une plus grande capacité de distanciation qu'aux rappeurs racisés. D'ailleurs, en regard d'affaires comme celle autour de « PLB » de Nick Conrad, les prises de positions publiques sont moins univoques et à charge dans le cas d'Orelsan, et ce dès le début de l'affaire.

D'autres insistent sur le fait qu'Orelsan a fait l'objet d'attaques médiatiques et judiciaires bien plus significatives que nombre d'autres artistes, et qu'en cela il semble payer, au moins au début de l'affaire, son inscription dans le genre rap. Il y a un enjeu à ne pas lire de façon anachronique la situation initiale de 2009, date du début de l'affaire, à la lumière du statut du rap dans la société française de 2019.

Les débats interrogent la singularité de l'affaire Orelsan, au regard des autres procès fait à des rappeurs est soulignée : il ne s'agit pas là d'une affaire qui engage une critique ou une charge contre la police, l’État, le Front national, etc.  Ils réhistoricisent également la mobilisation, en rappelant les différentes formes d'action collective privilégiées par les dénonciatrices et dénonciateurs des chansons d'Orelsan, avant que l'option judiciaire soit retenue - et des effets de cet appui militant sur l’État.

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