Deuxième saison > CR de la 1ère séanceVersion multimédia du CR : https://surunsonrap.hypotheses.org/4207 La première séance de la 2e saison du séminaire “Fight the power” ? Musiques hip-hop et rapports sociaux de pouvoir s’est déroulée le 24 octobre 2019. Autour du thème « Hip-hop et monde académique : qui profite de qui ? », elle proposait une projection du documentaire Paris 8, La fac hip-hop de Pascal Tessaud, suivi d’une table-ronde avec le réalisateur, David "Mwidi" Koné, pionnier du hip-hop, beatmaker et rappeur, Jacky Lafortune, ancien professeur en arts plastiques à Paris 8, et Akim Oualhaci, sociologue, spécialiste des classes populaires et de la sociologie de la culture. Karim Hammou en assurait l’introduction. Introduction : qui profite de qui ?Karim Hammou : Le documentaire de Pascal Tessaud est passionnant, mais aussi important, à plus d’un titre. C’est une page méconnue de l’histoire du rap en France qui s’y dévoilent, avec des acteurs et des actrices bien connus pour certain.es, plus oubliés pour d’autres. C’est un document passionnant sur les relations entre hip-hop et quartiers populaires, mais aussi entre hip-hop et institutions académiques – bien que l’initiative dont il est question, comme on va le voir, relève plus de la concession que de l’intégration. Cette concession aura duré trois ans. Comme évaluer les inconvénients, les avantages de cette concession pour l’université ? Pour le hip-hop ? On va le voir, les paradoxes sont nombreux, et c’est l’un des grands mérites du documentaire de ne pas les euphémiser, et donc de brosser à la fois un portrait complexe des acteurs centraux de cette histoire, mais aussi d’esquisser un bilan nuancer de l’expérience « Paris 8, Fac hip hop ». Qui, au final, a profité de qui dans cette expérience originale ? Cette question est directement évoquée par l’un des intervenant du documentaire, Juan Massenya, lorsqu’il déclare : « On a plus pris, on a plus reçu de la part de cette université que nous n’avons donné. On a été plus gagnants que la fac n’a été elle gagnante ». Ce point de vue ne fait pas l’unanimité. Mais la question nous intéresse d’autant plus qu’elle impose un retour sur ce que nous fabriquons ici. Trente ans plus tard, à quelques kilomètres du site du documentaire, dans un bâtiment du CNRS associé à l’Université Paris 8, une nouvelle forme de rencontre entre mondes académiques et mondes du hip-hop se joue, dans le séminaire "Fight the power ?" Rapports sociaux de pouvoir et musiques hip-hop. S’interroger sur « qui profite de qui » dans ces relations entre mondes académiques et mondes du hip-hop nous intéresse aussi parce qu’elle incite à poser le problème en termes concrets, matériels plutôt qu’en termes abstraits ou de principe. Comme le suggère le documentaire, on se rend rapidement compte que ni les mondes du hip-hop, ni les mondes académiques ne sont uniformes et unanimes face à cette question. Lors du colloque "Conçues pour durer" Perspectives francophones sur les musiques hip-hop, organisé en 2017, Murray Forman affirmait avec force que « le savoir » était « le 5e élément de la culture hip-hop » et, qu’à ce titre, un champ des « hip hop studies », fidèle à l’esprit du mouvement hip-hop, avait toute légitimité, à la fois dans les mondes académiques, et dans les mondes du hip-hop. Pour lui, ces deux univers n’étaient pas ils forcément antagonistes, ils se devaient même de collaborer. Pascal reviendra sans doute sur les conditions de la réalisation de ce documentaire, notamment les relations avec l’Université de Paris 8, qui sont un autre chapitre des relations entre « fac » ou « mondes académiques » et hip-hop. Un chapitre bien moins enchanté : alors que des centaines de cassettes vidéo de l’expérience hip-hop à Paris 8 dormait depuis des années dans un coin oublié de l’université, il a fallu que la mémoire patiente de Christian Lemeunier, par l’intermédiaire de Cristina Lopes, rencontre la détermination de Pascal Tessaud pour que ce fonds précieux soit exhumé. Ce travail s’est quasiment fait en contrebande, dans le désintérêt relatif de l’autorité universitaire, jusqu’à ce que cette dernière, entre négligence et acte manqué, contribue même au sabotage partiel du projet. Cela nous amène ainsi à poser la question de quel hip-hop profite de quels mondes académiques ? Et de façon symétrique, de quels mondes académiques profitent de quel hip-hop ? Car l’un des grands intérêts du documentaire de Pascal Tessaud, alors même que son format est plutôt court et contraint (10 épisodes de 6 à 8 minutes), c’est de nouveau donner à voir en même temps des acteurs et des actrices du hip-hop divisés sur le bilan de l’expérience hip-hop à Paris 8, et des acteurs et actrices de Paris 8 eux-mêmes divisés. Georges Lapassade, professeur inclassable à l’initiative de la présence des activistes du mouvement hip-hop au sein de l’université et figure centrale du documentaire, était-il un « emmerdeur », un « génie iconoclaste », ou un « manipulateur paternaliste » ? La présence du hip-hop à Paris 8 était-il un épiphénomène de ce qui se passait de toute façon dans les MJC alentours ? Une opportunité unique pour un mouvement hip-hop qui ne disposait à ce moment-là de presque aucun autre lieu ? D’une initiative exceptionnelle dans le monde ? D’une caisse de résonance pour de multiples « fausses croyances » qui vont durablement pénaliser son développement, comme le suggère Mode 2, qui critique fermement la théorie du rap comme « musique de transe » ? « Qui profite de qui ? » Sans prétendre, évidemment, répondre de façon définitive à ce qui ne peut être qu’une question ouverte, dont on invente la réponse au fil des séances de ce séminaire comme d’autres initiatives dans et hors de l’académie, je finirai en explicitant quelques-uns des choix que nous avons collectivement fait, avec les autres organisatrices et organisateur du séminaire, pour armer notre tentative de réponse. L’un de ces choix consiste à réfléchir en termes de « rapports de pouvoir », c’est-à-dire pas seulement en termes d’influence ou de force exercée individuellement par certain.es sur d’autres, ni de bénéfices individuels, mais aussi de grandes asymétries transversales à la société, produisant des groupes différenciés et hiérarchisés : clivages de classes sociales, clivages de genre, clivages d’âge, clivages ethnoraciaux. Pour avancer sur ce terrain, nous bénéficierons de l’éclairage d’Akim Oualhaci. Sociologue, auteur d’une thèse, publiée aux Presses universitaire de Rennes, sur la pratique des sports de combats en région parisienne et à New York, il développe depuis plusieurs années une réflexion sur les classes populaires contemporaines, façonnées par des enjeux ethnoraciaux et genrés, et leurs ressources culturelles – des plus légitimes au moins reconnues comme telles, des titres certifiés de l’enseignement supérieur aux techniques de soi de la boxe thaï par exemple. Un autre de ces choix réside dans le parti pris d’interdisciplinarité, et c’est l’une des filiations que l’on peut noter avec Georges Lapassade. Ce choix est une condition sine qua non de la prise au sérieux de la dimension esthétique du hip-hop. Mais il va au-delà, en faisant le pari du dialogue autour d’un objet commun, et de la confrontation des perspectives théoriques. Sociologie, histoire, économie, philosophie, littérature, musicologie, esthétique… - et, de plus en plus, les espaces interdisciplinaires qui s’institutionnalisent à la croisée de ces savoirs : hip-hop studies, bien sûr, mais aussi performance studies, cultural studies, sciences de l’information et la communication… Ce décloisonnement à l’intérieur du monde académique, entre ses diverses chapelles, n’aurait pas de sens s’il ne s’accompagnait pas d’un décloisonnement du monde académique. Faisant le pari que penser les musiques hip-hop depuis les mondes académiques, c’est être en partie acteur des mondes du hip-hop, ce décloisonnement consiste, en premier lieu, à entrer directement en dialogue avec ces autres acteurs des mondes du hip-hop : artistes, professionnels des industries, critiques musicaux, réalisateur(s)… qui sont nombreux dans la salle – et que nous remercions de contribuer à faire de ce séminaire un espace d’échanges entre toutes celles et ceux, universitaires ou non, qui fabriquent et pensent ces musiques. De ce point de vue, c’est évidemment particulièrement important pour nous, et un honneur dont nous sommes reconnaissant.es, que David "Mwidi" Koné soit présent à cette séance, et ait accepté de rejoindre la tribune pour la table-ronde qui suivra la projection. Reste évidemment la question de la division sociale du travail, et des profits matériels concrets de ces activités. Comme le résumait Tandem dans le morceau « Panam Hall Starz » : « À l'heure qu'il est, y'a des mecs qui sont payés pour penser aux questions qu'tu t'poses ». https://youtu.be/o_2ZD9tXuMU?t=255 Un troisième choix que je tiens à souligner est celui de penser cette culture, ces musiques et leurs défis par le biais aussi de leurs points aveugles. Georges Lapassade a proposé avec Le rap ou la fureur de dire une analyse précoce du rap en France. A leur façon, sur le fond comme la forme, Desdémone Bardin et son fils SBG en ont proposé une perspective bien différente dans leur livre Freestyle, d’abord basé sur le témoignage des premiers concerné.es. C’est, en somme, la tradition dans laquelle on peut inscrire le documentaire de Pascal Tessaud, qui laisse une large place à la parole des acteurs de l’époque, même si le travail de sélection, de montage, et l’enquête sans laquelle tout ceci n’aurait pu exister représentent un travail considérable et précieux. C’est ainsi que l’on peut (re)découvrir, voir et écouter la parole de l’un des groupes pionniers du hip-hop, les Ladie's Night, virtuoses du double-dutch, de la danse, mais aussi du rap, et qui ont affirmé sur les scènes hip-hop franciliennes dès la deuxième moitié des années 1980 la légitimité des femmes à édifier ce mouvement culturel en existant comme elles l’entendent. C’est encore une autre façon de penser la culture hip-hop que propose Sear, via le fanzine Get Busy… Et dans ce tableau très parisiano-centré, je tiens à souligner qu’à Lyon, Marseille, ou Toulouse, au même moment, d’autres initiatives inventent le hip-hop, et le pensent : ainsi de l’« ingénieur en folklore » et fondateurs du groupe Fabulous Trobadors, Claude Sicre, à Toulouse, qui élabore dès 1991 sa « définitive théorie du rap », depuis une perspective multiculturelle et anti-régionaliste. Le point commun à tous ces choix, c’est, en somme, de prendre au sérieux cette culture, ses musiques, cette culture, comme le rappelle Angelo Gopée, ancien d’IZB, dans une récent interview, ou comme le démontre les auteurs et autrices de l’Abcdrudson depuis vingt ans – travail qui vient de trouver une forme de couronnement dans la parution du livre L’Obsession rap, aux éditions Marabout. Projection de Paris 8, La fac hip-hophttps://www.youtube.com/watch?v=qqAz7tEvd5Y Culture hip-hop et « têtes de quartier »Akim Oualhaci : Le hip-hop hante mes objets depuis quasiment quinze ans, depuis que je travaille sur les classes populaires, et plus particulièrement depuis que je travaille sur ce que j’appelle les « têtes de quartier ». Les « têtes de quartier », ce sont des figures sociales populaires qui s’intellectualisent de manière improbable. On a l’habitude d’opposer savant et populaire, voire, dans le milieu académique, à considérer de façon évidente que le premier a vocation à étudier le second. C’est ce réflexe avec lequel je voulais rompre, en montrant l’importance de diverses formes de culture dans les classes populaires, et montrer en quelque sorte l’imbrication possible, dans certaines trajectoires, entre savant et populaire. Ces « têtes de quartier », membres des classes populaires, sont souvent racisées. Elles appartiennent à différentes générations qui connaissent des processus distincts d’intellectualisation, mais ont toutes pour point commun de disposer de ressources relativement rares dans leur milieu d’origine. En particulier, ces « têtes de quartier » ont un rapport moins distant que la plupart des autres membres de classes populaires à la culture légitime. Mais elles promeuvent aussi d’autres formes de culture, moins légitimes, et ces différentes ressources culturelles, légitimes ou non, ont été acquises par l’Ecole et de manière autodidacte. Mes différentes enquêtes sur cette question m’ont fait prendre conscience que le hip-hop occupe une place très importante pour nombre de « têtes de quartier » que j’ai pu rencontrer. La culture hip-hop nourrit ces trajectoires d’intellectualisation, dans le prolongement de la présence du hip-hop dans nombre de situations sociales ordinaires des milieux populaires – telles ces salles de boxe, en France ou aux Etats-Unis, dans lesquelles on s’entraîne au son du hip-hop. Le documentaire de Pascal Tessaud illustre en l’occurrence la façon dont le hip-hop peut être un vecteur d’accès non seulement à des savoirs, mais aussi à des lieux de savoir. Il présente un cas exemplaire de rencontre entre « le savant » et « le populaire », rencontre ici assez dichotomique, et qui est permise par une expérience exceptionnelle dans le domaine universitaire. La rencontre est pour le moins complexe, comme la diversité des points de vue des différents acteurs qui interviennent dans le documentaire l’illustre. Elle n’est pas exempte de populisme, et dans le même temps, elle nourrit l’amorce d’une légitimation culturelle pour des formes esthétiques hip-hop alors émergentes et illégitimes à l’époque. On pourrait relire cette rencontre par le biais de deux angles : la confrontation, et l’hybridation. Du côté de la confrontation, on voit bien dans le documentaire les rapports sociaux de pouvoir que l’expérience engage. On a, d’un côté, l’appropriation de la culture hip-hop par des acteurs racisés pour la plupart, et de milieux populaires. De l’autre, une appropriation de cette même culture hip-hop, avec des moyens différents, par des acteurs blancs – pour la quasi-totalité – et associés à la bourgeoisie culturelle. Évidemment, ces appropriations concurrentes sont asymétriques. Et le documentaire n’euphémise pas cette dimension. Il illustre au contraire la façon dont, dès cette époque, le hip-hop est un enjeu de luttes, et relaie les nombreuses critiques croisées que les protagonistes peuvent se faire rétrospectivement. Paris 8, Fac hip-hop est ainsi loin de toute hagiographie. On pourrait analyser cette confrontation en termes de conflits de légitimité entre acteurs : Qui peut parler du hip-hop ? Qui peut l’analyser ? Qui peut en faire l’histoire ? De quelles façons ? En l’occurrence auprès d’un public diversifié des étudiant.es de P8 C’est cet angle de la confrontation qui permet de répondre en partie à la question de « qui a profité de qui » dans le cas de l’expérience Paris 8. Aux deux groupes sans doute. Pour les rappeurs, ce fût une occasion pour trouver un espace où pratiquer leur passion. Paris 8 a pu constituer un espace légitime pour des acteurs qui n’avaient pas forcément beaucoup d’espaces d’expression culturelle ailleurs, mais a aussi représenté un lieu de création. Et du côté des professeurs, quels étaient les enjeux principaux de cette rencontre ? Pourquoi Georges Lapassade s’est-il saisi d’une culture hip-hop émergente et a créé cet espace ? Ce philosophe de formation, qui se présente dans le documentaire comme sociologue et anthropologue, explique vers la fin du documentaire qu’il voit le hip-hop à Paris 8 comme un « mai 68 des jeunes ». Se pose ici la question des projections qu’un intellectuel est susceptible de faire sur un mouvement culturel émergent, voire de son désir d’y voir un mouvement révolutionnaire. En tout cas, on est curieux d’en savoir plus sur le point de départ et les objectifs de cette expérience à la fois pédagogique, culturelle, scientifique et politique. Du côté de l’hybridité maintenant. Là-dessus aussi, le documentaire n’est pas ambigu : les lignes de clivages entre acteurs sont irréductibles à une opposition grossière entre « profs » d’un côté, « b.boys » de l’autre. Les « profs » sont en conflits avec ceux, au sein de la fac, qui regardent l’initiative d’un œil sceptique voire hostile. Mais ils sont aussi en conflit entre eux – Georges Lapassade et Desdémone Bardin apparaissant comme des concurrents plus que comme des partenaires dans cette ouverture de l’université à la culture hip-hop. Les acteurs du hip-hop, de l’autre, au moins rétrospectivement, ont des points de vue très contrastés sur l’expérience et les professeurs qui ont fait office de « passeurs » vers l’université : gratitude, scepticisme, ambivalence, voire franche hostilité. Cette complexité est caractéristique d’une situation d’hybridation. Et l’hybridation culturelle se joue à plusieurs niveaux différents. Nombre d’artistes soulignent la façon dont leur démarche dans le hip-hop en général, l’expérience à Paris 8 en particulier leur a permis de puiser dans différentes formes culturelles pour créer une forme qui leur soit propre. Le graffeur King Bobo parle de « brassage », de « bouillon de culture » et son collègue Banga d’un « art de la rue » qui rencontre « l’université ». Eros évoque des rappeurs qui venaient à P8 comme des « monstres bizarres » à la Fac. On pense ici à l’éloge du bordel hybride par Casey, trente ans plus tard, grand bordel d’identités et d’hybridités à ses yeux caractéristique de la Seine-Saint-Denis. Cette hybridation peut aussi être purement et simplement rejetée comme illégitime en soi – c’est ce qu’affirme Mode 2, lorsqu’il estime que le hip-hop est par essence une « culture antiacadémique et anti-institutionnelle ». C’est un point de vue assez différent que j’ai pu rencontrer auprès de plusieurs des « têtes de quartier » que j’ai rencontré près de trente ans après l’expérience Paris 8. Dans leur trajectoire, le hip-hop apparaît comme un des moyens de s’intellectualiser dans les jeunesses populaires. Par exemple, c’est un moyen pour produire des écrits, voire des livres, objets traditionnellement attachés à la culture légitime. Dans de tels projet, le rap apparaît souvent comme une source d’inspiration. D’abord parce que le rap est fortement associé à l’écriture, et que le goût pour le rap conduit aussi souvent à cultiver un goût pour un certain art de l’écriture. Mais le rap est aussi source d’inspiration parce qu’il reste étroitement lié à une oralité à laquelle nombre d’enquêtés tiennent. Ce n’est pas l’écriture, un projet de roman « légitime » en soi que le rap permet de cultiver, mais plutôt, en quelque sorte, un projet de livre à notre manière. Derrière ces enjeux, on voit poindre la question de l’autonomie culturelle. Sear, une des figures dans le documentaire qui s’approche de la façon la plus évidente des « têtes de quartier » que j’ai pu rencontrer, s’affirme ainsi dans une forme de compétition avec les rappeurs plutôt que comme un « interprète ». Sa démarche, qui consiste à l’époque à créer un fanzine, Get Busy, est emblématique d’une affirmation d’autonomie culturelle : produire sa propre forme écrite de commentaire sur le hip-hop, contre tous les discours extérieurs – mais aussi contre certains discours internes. Cette hybridation peut aussi prendre des formes plus complexes, non seulement entre le « savant » de l’université et le « populaire » de l’art de la rue, mais aussi entre la France, les Etats-Unis, d’autres pays encore dans lesquelles les trajectoires familiales des « têtes de quartier » s’inscrivent, bref, dans des circulations transnationales qui conduisent à divers déplacements et redéfinitions des formes culturelles. Ainsi, la danseuse Karima d’Aktuel Force vit le hip-hop comme une « culture contre l’assistanat ». Cette formule m’a frappé, car elle renvoie en partie aux discours médiatiques stigmatisants sur les quartiers populaires, mais aussi aux critiques des politiques publiques à destination de ces quartiers que j’ai souvent entendues dans la bouche des « têtes de quartier » que j’ai rencontré. Nombre d’entre eux dénoncent l’utilisation de la culture par les politiques publiques à des fins occupationnelles, alors que les questions du chômage ou du racisme restent centrales. Ce que l’on touche ici, ce sont aussi des représentations et des idées qui, avec et au-delà des formes esthétiques, circulent et s’hybrident, elles aussi. On pense à la façon dont, dans la trajectoire de Mwidi, le hip-hop américain peut être vecteur de nouvelles façon de se définir en France, à la lumière des héritages des Black Panthers, de Martin Luther King, de Malcolm X. Puis à la façon dont, dans un deuxième temps, le même Mwidi peut revenir sur son parcours et souligner dans le documentaire : « je ne suis pas Américain mais Français ». Une autre forme de circulation est représentée dans le documentaire, c’est ce voyage en Italie où tout une partie des activistes hip-hop de Paris 8 se retrouvent, avec Georges Lapassade, à présenter la culture hip-hop et à produire de multiples performances à la télévision italienne, mais aussi dans une université de Rome en plein mouvement social. On sent que ce passage par un pays étranger soude le groupe et transforme la trajectoire de ses membres. Ce qui amène à une dernière question : que se passe-t-il pour les différents protagonistes du documentaire, à l’époque, en dehors de l’université Paris 8 ? Comment l’expérience marque-t-elle leur trajectoire ultérieure ? DébatPascal Tessaud : Je voudrais dire qu’il faut faire très attention sur l’interprétation a posteriori d’une époque d’il y a trente ans. Les choses ont énormément changé en banlieue parisienne. Ne pas caricaturer le réel. Notamment dans cette forme un peu duelle de la légitimité, blanc, bourgeois, et banlieusard racisés et illégitimes. Moi j’ai grandi en banlieue parisienne, ouvrière, mon père était à l’usine, il faut comprendre qu’on n’est pas aux Etats-Unis, et dans les années 1980, les quartiers populaires, les HLM, etc., sont construits pour les habitants qui travaillent à l’usine. Et l’industrie automobile, en région parisienne notamment, est énorme. C’est la première industrie de France, il y a Flins, Boulogne, Rueil Malmaison, (Usines Renault), Poissy (Simca et Peugeot) dans le 78, à Vélizy (Usines Citröen), les usines de métallurgies dans le 93. Les cités HLM ont été construites autour des sites industriels : Mantes La Jolie, Trappes, Grigny, Nanterre pour la classe prolétaire des usines alentours. Si vous étudiez les photos de classe de banlieue, vous allez voir qu’il y a beaucoup de Blancs. C’est un peu caricatural de dire les Blancs sont bourgeois, les racisés sont prolétaires. On a grandi dans les années 80 dans des quartiers où on était mélangés. Nos pères travaillaient à l’usine majoritairement et le rap devient la musique des jeunes fils de prolo en révolte. Et c’est la grande différence avec le hip-hop américain, où c’était exclusivement les Latinos et les Noirs qui fondèrent le mouvement. La particularité du hip-hop français, c’est qu’il est né dans la classe prolétaire mélangé, et il y avait énormément de Blancs dans les cités dans les années 80. […] Ce qui unit ces gens-là, c’est qu’ils sont exclus dans des quartiers délaissés, et ils vivent les mêmes galères, même si on sait qu’il y a une hiérarchisation avec le racisme, les discriminations à l’emploi, au logement, etc. […] C’est ça qui est frappant quand on voit les images que j’ai retrouvé, dans ces archives, c’est qu’il n’y avait pas que des racisés, il y a aussi des rappeurs blancs (Kool Shen, Akhenaton), des taggueurs, des DJs importants (Deenasty, DJ S des NTM), des danseurs (Frank 2 Louise des PCB)… Les 93 NTM, ils étaient une quarantaine, y avait beaucoup de Blancs, et c’était des jeunes des cités de Saint Denis, et leurs pères étaient ouvriers. […] Pour nuancer aussi sur les sachants, les profs, par exemple Christian Lemeunier, son père était à l’usine. C’était un prolétaire. Le professeur était prolétaire, ce n’était pas un bourgeois. C’est quelqu’un qui s’est éduqué, mais il est d’extraction populaire, prolétaire, avec une conscience de classe très forte dans les années 1980. Mais son statut est précaire, un chargé de cours, c’est différent socialement d’un maître de conférence en CDI par ailleurs. C’est peut-être aussi pour ça que la rencontre entre les sachants, les intellectuels, les gauchistes, les bourgeois d’extrême gauche de mai 68 et la banlieue s’opère, parce que c’est plus complexe que ça en fait. Il faut parler des distinctions au sein de l’Éducation nationale, définir des hiérarchies. Ce ne sont pas deux mondes qui s’opposent, y a des liens. La société a changé et trente ans plus tard, c’est beaucoup plus segmenté, beaucoup plus fracturé. C’était peut-être plus facile à l'époque de créer des passerelles avec les intellectuels qui habitaient pour la plupart en banlieue d’ailleurs, pour cette fac, en tout cas ceux qui s’intéressaient au mouvement hip-hop. Après, y a la question de la légitimité des profs. Et tu l’as dit, je n’ai pas voulu faire une hagiographie de ces gens, sauveurs de l’humanité, etc., Je montre la complexité du réel. Avec des gens qui sont concrets quand même : ils offrent un espace d'expression inédit, des moyens financiers, ils officialisent la culture graffiti dans des lieux d’Etat, donc ça c’est nouveau. Ils offrent du matériel, des lieux de répétition, et ça dure longtemps, quatre ans, ce n’est pas rien. Et en même temps, en faisant mon enquête, je vois des réflexes paternalistes de classe sociale, coloniaux, dominants, un peu machistes, des maîtres de conférence qui reproduisent des rapports de force etc., et je n’ai pas caché le réel. C’est ça qui m’a intéressé dans mon travail de documentariste : montrer toute la complexité humaine, qui fait qu’il y a des gens qui ne sont pas d’accord, il y a des gens qui sont en conflits, y en a qui boycottent, y en a qui soutiennent, c’est un joyeux bordel, mais au moins les gens communiquent. Y avait cette circulation de la parole, c’est ce qu’on voit beaucoup dans les archives, où les gens se parlent même s’ils se rentrent dans la gueule. Et j’ai l’impression que trente ans plus tard, on est un peu dans une fragmentation des espaces, et il n’y a plus forcément de rencontre. C’est ça qui m’a passionné dans cette aventure de Paris 8. Les gens se percutaient, s’embrouillaient, mais y avait une rencontre, et les gens se disaient les choses cash. Qui profite de qui ? Dans cette notion de « profit » capitaliste, je pense qu’il serait intéressant que les sociologues étudient les structures de production des labels qui ont lancé l’industrie du rap. Quelles sont leurs origines sociologiques ? Leurs réseaux d’études ? Leur capital relationnel ? C’est un champ inexploré passionnant à étudier, il me semble. Pas sûr que les profs de Paris 8 des années 80 aient profité du mouvement Hip Hop. Ils ont contribué, avec leurs maladresses et leurs erreurs, à son avènement et son organisation initiale. Qu’on l’admette ou non, quelque chose de positif à émergé là à Paris 8. Et le Hip Hop s’est développé sans eux par la suite. Jacky Lafortune : Nous on ne parlait jamais de savant après Mai 68. C’est un concept qui remonte aux années 1940, 1950, qui me gêne beaucoup. Le savant, celui qui sait tout… personnellement, je viens de Mai 68, y a cinquante ans je faisais partie de ces gens qu’on appelait peut-être des utopistes, j’étais à Renaud Billancourt et j’ai fini en prison la gueule cassée, j’y suis allé deux fois en prison, j’ai milité avec les Irlandais, avec les Palestiniens […]. Vos concepts de bourgeois me gênent profondément. Je ne suis pas issu de la bourgeoisie, ma mère était ouvrière, j’ai fréquenté l’université, j’ai acquis pas mal de diplôme par la sueur de mon front. Lorsque dans ce film on me présente comme un professeur des beaux-arts… je n’ai jamais été professeur des beaux-arts. Quand nous avons invité ces groupes de taggueurs, de graffeurs dans l’université, à l’époque, c’était de jeunes adolescents. Ils étaient comme nous en Mai 68 : en effervescence. Y avait la Force Alphabetik, y avait Basalt, y avait les CTK… […] Georges s’occupait du rap, on m’avait confié l’atelier de graff, mais je n’étais pas professeur. Simplement, de par mon histoire, j’avais participé aux mouvement graffitiste des crayeurs de rue à Stockholm, j’avais travaillé sur le mur de Berlin, je m’intéressais à l’art, et pourquoi est-ce que je me suis motivé en faveur des taggueurs, c’est qu’il y avait une grande crise dans l’imaginaire de la culture en France dans les années 1980. Il y avait jusque-là deux grands groupes picturaux : « la figuration libre » et « support surface ». C’était des gens très engagés, mais à la fin des années 1980, ça commençait à s’essouffler. Donc au niveau artistique, y avait une crise de l’imagination. Qu’est-ce qu’on voit au milieu des 1980 ? Des taggueurs, des jeunes adolescents qui font des tags, des graffitis partout. Etant issu de Mai 68, je me suis dit avec Georges Lapassade et Christian Lemeunier : « ces jeunes gens vont faire comme nous tôt ou tard, ils vont porter quelque chose au niveau de l’imaginaire, ils vont amener une nouvelle culture ». En 1989, nous avions localisés plus de 4 000 taggueurs uniquement dans le 93. Alors quand j’ai ouvert l’atelier de graff, c’était très compliqué. Les collègues d’arts plastiques, n’étaient pas encore mes collègues : je n’étais pas professeur à cette époque-là, et j’étais dans le département de sciences de l’éducation, où était Georges Lapassade. Nous y installons en 1989 l’atelier de rap, dont s’occupe Georges, et il me choisit pour ouvrir un atelier graffiti car il savait que j’avais travaillé sur le mur de Berlin, que j’avais fait partie de ces gens qui avaient fait des affiches, des graffitis dans le mouvement de Mai 68. J’ouvre donc cet atelier, et on me donne des étudiants, d’abord en sciences de l’éducation, parce que les gens du département d’art de cette université disaient : « mais regarde, ce sont des voyous, ils vont tout voler, ils vont tout saccager ». Les profs d’art étaient complètement réticents, ils ne comprenaient pas du tout ce mouvement. Moi j’avais la chance de connaître ce mouvement avant qu’il arrive en France. Mon directeur de thèse qui était Frank Popper, j’ai fait ma thèse sur les fresques romanes, s’intéressait beaucoup aux cultures marginales de par son passé, […] et il avait participé à un colloque à New York en 1972, juste après que le premier taggueur, Taki183, révélé par le New York Times, et là il y a quelques intellectuels à New York qui font un petit colloque, des gens qui s’intéressent à l’art, Franck Popper participer, et il écrit un article qui paraîtra en 1974. Le tag est apparu à Paris à partir de 1984, lancé par un jeune homme que tout le monde dans le milieu hip-hop connaît, Bando. Son nom civil c’est Philippe Lehman, petit-fils du fondateur de la banque Lehman Brother. Ses parents avaient un appartement à New York, à Paris, un appartement à Londres, à Berlin, à Amsterdam, à Madrid, et je crois aussi un à Rome. Il avait formé son petit groupe des CTK, pas forcément seulement de la bourgeoisie, il y avait parmi eux JonOne. Il avait les moyens de voyager, donc il a créé des groupes itinérants, et ils ont essaimé le graff, le tag dans toute l’Europe. Et ça a commencé à prendre naissance à partir de lorsque ce petit groupe de taggueurs les CTK, ils ont fusionné avec les gens de la Force Alphabetik, qui étaient des gens effectivement de la bourgeoisie, mais d’une bourgeoisie critique, qui n’était pas une bourgeoisie conventionnelle. Donc ces gens se sont installés à Stalingrad. Et le groupe qui a été très opérationnel, c’est un groupe composé par deux allemands [Darco et Gawki] qui ont formé le groupe FBI. Eux leur technique opératoire, c’était de faire toutes les bordures de de voies ferrées sur la ligne de Saint Lazare, et c’est comme ça que le graff a émergé dans la banlieue. Mwidi : Le rap a fait en sorte qu’on ouvre les premiers bouquins. L’homme, par définition, il apprend. Être rappeur, c’est aussi être sociologue, parce qu’on parle des problèmes de la société. Est-ce qu’on donne des solutions ? Je ne sais pas. Cette expérience, ça m’a poussé à m’ouvrir aux gens. Dans ma petite cité des Francs-Moisins, on était un peu sectaires, un peu reclus dans nos bâtiments à faires bêtises. Aller sur un site universitaire, ça nous a ouvert l’esprit. Ca nous a beaucoup apporté. Mais il y avait des conflits quand même. Moi je viens de la cité Francs-Moisins. Et on était les soi-disant représentant d’une voyoucratie française. Et NTM représentait le côté un peu showbizness de la chose. Ca veut dire que moi, par procuration, j’étais leur ennemi. Donc sans le faire exprès on se retrouvait dans des embrouilles, des jalousies, des oppositions. Grâce à Dieu tout ça c’est fini, c’est dépassé. Mais c’est vrai que ce n’était pas évident. Mekolo Biligui : Par rapport à ce qui a été dit au début, vous parliez de quelque chose de transatlantique à propos du hip-hop. Mais en fait y a deux facteurs transatlantiques, parce que je vais juste reprendre une punchline de Booba, qui dit : « je suis un griot » dans Tallac. Donc y a déjà ce premier transfert transatlantique en fait. Et on arrive dans une ère où la boucle est bouclée en fait. Parce que ces descendants de griot reprennent à leur compte, se réapproprient leur culture. […] Lorsqu’on parle de quelque chose de transatlantique, on oublie que ce sont deux choses transatlantiques qui se sont passées. Ce n’est pas que le hip hop qui arrive des Etats-Unis en France, cet esprit était déjà là du fait de ces gens issus de l’immigration. On parle de griot parce que c’est le nom qu’on leur donne en Afrique de l’Ouest, mais moi je suis Camerounaise, ça existe aussi chez nous. Et une deuxième chose, par rapport au graffiti, j’ai souvent l’impression quand on nous parle de culture hip-hop, c’est un peu une culture qui est née de la cuisse de Jupiter. Mais les premiers graffeurs, ce sont les mecs de la grotte de Lascaux. Ils sont morts, on ne les connait pas, mais c’est une manière de dire : « ouais, on est passé par là ». Et j’ai l’impression que des fois on oublie ces facteurs-là, que le hip-hop c’est un long processus qui a aggloméré beaucoup de choses qui l’entourait. Même si ça n’était pas venu des États-Unis, ça serait arrivé ici en fait. C’est juste que les États-Unis, avec la force culturelle qu’ils ont aujourd’hui, ce sont des accélérateurs. On est dans une ère de mondialisation, donc il faut voir les choses de façon plus globale que seulement l’impact des États-Unis. […] C’est une reprise de choses. Par exemple y a une vidéo qui a tourné sur les réseaux sociaux, ils filment une danse au Nigéria, on les voit faire des figures de hip-hop et ça date des années 1950. On reprend toujours des choses. Même la danse, ça existait avant, c’est choses que des gens ont transporté avec eux, et transmis. |
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