27 sept. 2018 - 30 juin 2023 Paris (France)

Première saison > CR de la 6e séance

Mettre en scène le corps, remettre en question la visibilité

Version multimédia du CR : https://surunsonrap.hypotheses.org/4148

Pour la sixième séance du séminaire « "Fight the Power" Musiques hip-hop et rapports sociaux de pouvoir », Emily Shuman, doctorante au département de littérature française à NYU a présenté un échantillon de sa thèse portant sur l’esthétique du rap français, plus précisément sur les représentations des corps et les performances de race, classe et genre. La séance, intitulée « Mettre en scène le corps, remettre en question la visibilité : techniques esthétique du rap français et performativité de la race », portait sur un axe particulier de ces rapports sociaux de pouvoir, la « performativité de la race ». Son approche s’inscrit ainsi dans une double tradition théorique : celle des Performance Studies et de la Critical Race Theory, dont l’élucidation fera l’objet de la première partie de son exposé.

Afin d’articuler ces matrices théoriques à une analyse interne des œuvres, elle s’appuie sur un auteur parfois mobilisé dans le rap français comme référence, Frantz Fanon, plus particulièrement le chapitre cinq de Peau Noire Masque Blanc intitulé « L’expérience vécue du Noir ». Dans ce chapitre, Fanon développe l’idée selon laquelle la connaissance de soi en tant que Noir dans un monde blanc est une « connaissance en troisième personne », c’est-à-dire qu’à l’expérience physiologique de son propre corps (le « schéma corporel ») se superpose un « schéma historico-racial » et un « schéma épidermique racial » qui peut surgir lors d’une interpellation et l’enferme dans sa couleur de peau, produit par les Blanc-he-s et les stéréotypes qu’ils apposent au corps d’une personne noire mais qui passe spécifiquement par l’apparence visible du corps. « Le Noir n’est pas que « l’esclave de « l’idée » que les autres ont de [lui], mais de [son] apparaître ». Ce développement chez Fanon peut être réutilisé à travers le modèle explicatif des Performance Studies au sein desquelles Judith Butler et sa vision du genre comme performativité constitue la principale référence : la race, comme le genre, peuvent être analysés comme le produit d’une « stylisation répétée du corps, un ensemble d’actes répétés qui se fige dans le temps pour produire l’apparence de la substance, d’un état d’être naturel » (Butler, 1990, p.33). Si la pensée de la race est quasi absente chez Butler, elle est davantage développée par Nicole R. Fleetwood dans Troubling Vision : Performance, Visuality, and Blackness. L’idée directrice des Performance Studies est que tout n’est pas performance mais peut-être analysé comme tel. Elles rejoignent en ce sens l’usage de la métaphore dramaturgique par Goffman pour décrire les interactions sociales de la vie quotidienne. Cependant, celles-ci s’intéressent autant à la production du genre et de la race à travers les performances qu’à leur déconstruction, dénaturalisation. C’est précisément sur ce processus de déconstruction de la blacknessque l’analyse de quatre clips de rap français va porter : par quelles techniques esthétiques les rappeurs-e français-e étudié-e-s reflètent-ils l’importance de la visibilité et de la surface du corps dans la pensée fanonienne de la race ? Nous ne retranscrivons ici non pas l’ensemble de l’analyse esthétique produite pendant la séance, mais seulement quelques exemples significatifs pour chaque œuvre choisie.

« Créature ratée » de Casey : mettre en scène le regard de l’Autre pour miner sa puissance performative

Emily Shuman analyse comment certaines figures de style dans l’écriture de Casey permettent de mettre en scène la coarticulation de la figure du colonisé et du colonisateur et d’incarner l’expérience négatrice du corps dont Fanon parle, l’idée d’être constituée comme sujet par l’autre et par rapport à l’autre. Ainsi la césure et la paronomase qui ouvre le premier couplet « Blanc ingénieur, Noir ingénu » illustre le propos de Fanon selon lequel « le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc » (108). Via une analyse des glissements pronominaux, qui font basculer les paroles de la voix du colon au « toi, la créature ratée », elle invite l’auditeur/trice non pas à adhérer (une suite de jugement essentialisants produits par le regard colonial sur le/la colonisé-e) mais à se révolter contre les propos. En remplaçant ce « toi » par un « moi » et en désignant son propre corps lors d’une interprétation de la chanson au festival de Montreux en 2017, la rappeuse invite l’auditeur/trice à prendre conscience de la violence d’un langage essentialisé qui cherche à trouver sa matérialité dans le corps de l’Autre.

« Daniel Darc » d’Abd al Malik : la surface du corps face au mode visuel

Via une analyse des paroles où la peau noire est comparée à un vêtement (« c’est comme si tu portais un vêtement que même si tu voulais tu ne pouvais enlever »), Emily Shuman montre que le morceau d’Abd al Malik met l’accent sur la matérialité du corps, centrale dans l’élaboration des schémas corporels dans Peau noire, masques blanc. Son clip – l’analyse esthétique proposée emprunte aussi aux techniques visuelles – représente par l’image les métaphores tactiles de la peau, et rappellent l’idée de « supplément » chez Fanon, qui emploie également la métaphore vestimentaire (« comme si le Blanc m’avait tissé de mille détails »). Mais le clip met aussi en scène, via un jeu sur des effets de poudre en noir et blanc, une matérialité corporelle qui se dissout. Selon Michelle Ann Stephens, dans Skin Acts : Race, Psychoanalysis, and the Black Male Performer, les techniques performatives qui mettent en avant ces sensations tactiles et kinesthésiques du corps servent à subvertir la dominance du mode visuel. Abd al Malik propose alors une vision universaliste de l’humanité, soulignée par sa référence finale au chanteur de rock blanc Daniel Darc, où une spiritualité commune transcenderait le corps visible.

« Stupéfiant et noir » d’Alpha Wann : le rappeur et la commodité qui parle

Cette fois, l’analyse porte sur la manière dont le rappeur met en scène sa blackness comme produit à vendre, son corps comme site d’aliénation. En s’inscrivant de façon originale dans le genre de l’egotrip, Alpha Wann se compare à une marchandise (« comme du shit, stupéfiant et noir ») ; les images du clip concrétisent ce processus de marchandisation. Le jeu visuel et tactile qui rapproche la surface du corps d’Alpha Wann à d’autres textures – résine, cellophane – renforce cette idée que la peau est une surface matérielle comme les autres. Emily Shuman s’arrête particulièrement sur une image du clip, celle du rappeur posé sur un tapis roulant : une série de flashs crée une rafale d’images du corps d’Alpha Wann déformé sous la machine. De l’autre côté, on ne voit que la bouche du rappeur, transformée en plaquette de shit, qui continue à articuler ses lyrics. Ces images nous rappellent que l’album est une marchandise matérielle qui se vend, mais c’est aussi le rappeur – sa personne, sa voix et le travail de son corps qui crée cette musique et l’investit de sa valeur. Cette image incarne la figure « impossible » selon Karl Marx d’une « commodité qui parle ».

« Rédemption » de Despo Rutti : manifestations visibles des rapports sociaux de pouvoir

L’idée d’un corps déformé par le système capitaliste rejoint le clip de Despo Rutti, ainsi que la pochette de Convictions Suicidaires (2010) : de l’or brûlant coule sur les mains de l’artiste, et semble, alors qu’il commence à se solidifier, remplacer sa peau. Il s’agit de vouloir toucher l’or, symbole d’argent, de réussite, de sortie de la misère, y compris par le recours à l’illicite. Dans « Rédemption », Emily Shuman montre que via les manipulations de sa voix, Despo fait preuve d’une sorte de distanciation ou de dissociation face aux inégalités économiques et racistes qu’il énumère ainsi que face à ses propres erreurs ; cet effet entre en tension avec l’esthétique visuelle du clip qui insiste au contraire sur les blessures sur le corps du rappeur. Cette vulnérabilité peut enjoindre à l’empathie ou comporter le risque éthique de faire du spectacle de sa souffrance une marchandise, mais nous n’avons jamais complètement accès à son intériorité : des flashs d’une lumière placée derrière lui passent sur son visage et la rendent insaisissable dans sa totalité.

À travers ces quatre exemples et le recours à Fanon, la communication d’Emily Shuman montre comment les techniques esthétiques à l’oeuvre dans le rap français pouvaient par la performance dénaturaliser et remettre en question l’objectivité et la dominance du mode visuel dans le décodage de la différence raciale.

Discussion

Kaoutar Harchi (sociologue, CERLIS) commence la discussion par rappeler le caractère complexe de la question de l’analyse interne des œuvres en sociologie dans la mesure où il s’agit d’un objet qui parle, produit son propre sens. Le risque est alors de considérer l’oeuvre et sa dimension esthétique comme reflet du réel, de la structure dominante ou comme un réservoir pour confirmer des hypothèses globales et généralisantes. Les oeuvres (les clips comme les éléments paratextuels ici) sont selon elle plutôt à considérer comme des « partenaires épistémologiques », pas seulement que l’on pense, mais avec lesquels on pense. L’oeuvre peut par exemple être envisagée comme une « problématique existentielle », la réponse d’un-e artiste à une situation – dans ce cas, raciale – ce qui correspond à la démarche d’Emily Shuman.

Elle poursuit avec trois remarques et question. La première porte sur l’absence d’Homi Bhaba comme référence : celui-ci mobilise en effet l’idée d’imitation autour de la notion de race, qui aurait pu servir à l’analyse. L’imitation coloniale est théorisée chez lui comme quelque chose de faillible, une faillite conscientisée dans l’esprit des colonisé-e-s. Dès lors, par la performativité, quel type de mise en scène, de création, de posture physique et langagière peut-on mettre en place pour réussir à subvertir le modèle dominant ?

L’autre question concerne le cadre et la contextualisation : quel statut est donné au cadre de surgissement de ces performances que sont les clips ?

Et enfin, la troisième remarque concerne la sélection des œuvres : une systémisation ou une typologie est-elle recherchée ? Kaoutar Harchi remarque par exemple que les esthétiques qu’ils ont décidé de déployer et leurs prises de position vis-à-vis de la race ne sont pas étrangères à la position qu’ils occupent dans le champ musical. Il y aurait éventuellement un rapport d’homologie à souligner. Ce n’est pas pour rien qu’Alpha Wann, qui refuse la plupart des interviews promotionnelles, pose la question du travestissement et de la marchandisation de la différence culturelle ; que Casey, connue pour la radicalité de sa position et sa frontalité opte pour cette même frontalité dans son clip ; et qu’Abd al Malik place au centre la question de la négociation du passage, de l’aspiration à l’intégration.

S’ensuit une discussion collective où plusieurs points sont soulevés. D’abord, une nouvelle fois l’insuffisance de Butler pour penser la race et la mention d’autres références: notamment, Stuart Hall qui définit la race comme un « signifiant flottant », c’est-à-dire comme une construction discursive qui n’en produit pas moins des effets réels (Hall, 2013) ; la thèse de Solène Brun (OSC) en cours intitulé « Trouble dans la race » en référence à l’ouvrage de Butler et qui porte sur les enfants de familles mixtes dans une perspective théorique et méthodologique différente.

Une autre question porte sur l’intégration d’une étude de la racialisation par stylisation de la blanchité est prévue dans sa thèse, à travers par exemple les figures de Seth Gueko, SCH, à distinguer de la réflexivité auto-ironique d’un Vald ou d’un OrelSan. Comment étudier la performance de la blanchité, puisque celle-ci ne passe pas par ce que Fanon appelle la « connaissance en 3ème personne du corps » mais que la plupart du temps, ce qui la caractérise est l’absence de conscience d’elle-même ? Est-ce le cas dans le rap ?

La discussion se dirige ensuite, à travers le cas de PNL et plus particulièrement leur titre « À l’Ammoniaque », où ils thématisent également la question de la marchandisation de leur intériorité en la comparant à la vente de drogue – et leur public à des « clients » – vers la racialisation spécifique des corps Arabes dans le rap français. On peut ici parler d’exotisme dans la mesure où la vente de drogue renvoie, dans la France des années 2010, à un imaginaire largement racialisé. Il est précisé qu’avant la sexualisation et l’érotisation dont le duo des Tarterêts fait l’objet, le corps maghrébin apparaît d’abord sous la forme de la gueule cassée dans le rap français. Ce type de racialisation n’opère alors pas de la même manière que par l’effet « vêtement » théorisé par Fanon pour les corps noirs avec l’idée de « supplément ». Il semblerait que la relation corps/vêtement joue un rôle différent selon le type de racialisation, ainsi que la place de la sexualité dans cette performance de la racialisation.

Enfin, la discussion souligne que si les rappeurs cités sont noirs, deux des réalisateurs des clips sont blancs et que cela pose la question d’une certaine ambivalence. On suggère une piste d’analyse de la voix comme véhicule de l’humanité au sens le plus plein du terme, dans la mesure où dans les quatre œuvres, la voix est ce qui reste stable malgré les blessures : par exemple, même « commodifié » jusqu’au bout, transformé en marchandise, c’est la bouche, la voix d’Alpha Wann qui reste.

Pour aller plus loin :

 Bhabha, Homi, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Pyot, 2007.

Butler, Judith. Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : Éditions la découverte, 2006.

Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du seuil, 1952.

Fleetwood, Nicole R. Troubling Vision : Performance, Visuality, and Blackness. Chicago : Chicago University Press, 2011.

Freitas, Franck. « Blackness à la demande : Production narrative de l’authenticité raciale dans l’industrie du rap américain, » Volume ! Vol. 8 no. 2 (2011) : 93-122.

Hall, Stuart, Identités et culture : Politiques des Cultural Studies, Paris, éd. Amsterdam, 2007.

Stephens, Michelle Ann. Skin Acts : Race, Psychoanalysis, and the Black Male Performer. Durham : Duke University Press, 2014.

Abd al Malik, Scarifications, 2015.

Alpha Wann, UMLA, 2018.

Casey, Libérez la bête, 2010.

Despo Rutti, Convictions Suicidaires, 2010.

Personnes connectées : 2 Vie privée
Chargement...