27 sept. 2018 - 30 juin 2023 Paris (France)

Première saison > CR de la 3e séance

Faire violence : une écoute poétique des textes de Ghostface Killah

Version multimédia du CR : https://surunsonrap.hypotheses.org/3777

Pour la troisième séance du séminaire « "Fight the Power" ? Musiques hip-hop et rapports sociaux de pouvoir », Cyril Vettorato, maître de conférence en littératures comparées, est venu présenter une « écoute poétique des textes de Ghostface Killah » à partir de la notion de violence. D’emblée, il situe sa communication autour d’une réflexion plus générale sur l’utilité des outils littéraires (ceux du commentaire de texte et, plus rares, ceux de la théorie littéraire) pour étudier le rap, dans un contexte de « légitimation » relative de l’objet comme sujet d’étude littéraire.

Le choix de la problématisation autour de la notion de violence est justifié par plusieurs éléments : le fait qu’il s’agisse d’un thème structurant dans les discours sur le rap, là où la violence dans la poésie enseignée à l’école est « capitonnée » dans un travail historique, des discours institutionnels qui l’amortissent ; et donc, le fait que les paroles de rap nous fassent encore violence et nous situent dans un dilemme qui s’exprime en termes moraux (la présence de termes injurieux sexistes, homophobes, la mise en scène d’univers violents). Il précise qu’il souhaite, pour cette analyse, non pas nier mais suspendre ce dilemme moral de manière à interroger la manière dont le regard universitaire tend à déformer l’objet (lui « faire violence »). Pour cela, il opte pour une démarche monographique, celle de l’étude du style d’un rappeur au répertoire à la fois varié, reconnu dans le monde du rap pour ses qualités d’écriture mais non « providentiel » pour les études littéraires – au sens où son écriture serait délestée de la violence qui pose problème à l’universitaire, ou sa figure serait légitimée par des activités d’écriture extra-rapologiques, comme celle de RZA, « l’intellectuel » du Wu-Tang.

Une caractéristique stylistique particulièrement intéressante est amenée pour justifier le choix de Ghostface Killah : la tension chez lui entre revendication d’une technicité poétique individuelle qui va de paire avec celle d’une realness, une authenticité qui tire plutôt du côté de l’identité collective. Cette dialectique entre créativité individuelle et identité collective se traduit par la mise en scène du langage comme « une pâte la plus malléable possible » – la comparaison est de Ghostface lui-même. Cyril Vettorato évoque ensuite, toujours dans cette grande introduction méthodologique, la manière dont il a procédé pour le choix des extraits. Contraint d’opérer des choix et des hiérarchisations et non un relevé systématique des paroles qui peuvent être perçues comme violentes, il justifie sa sélection par l’usage de techniques propres à l’histoire littéraire : l’exigence de qualité et de représentativité du style de l’auteur, de ses évolutions. Il dégage ainsi « en accéléré » la figure auctoriale de Ghostface Killah. L’inscription dans la discipline littéraire permet d’étudier à fond les ressorts esthétiques – ici spécifiquement, les moyens littéraires, langagiers – pour faire naître ce sentiment de violence subjectivement défini. Cyril Vettorato identifie trois types de violence dans les textes de Ghostface, avec trois fonctions différentes.

1. Les « liquid swords », métaphore des mots utilisés comme armes, renvoyant aux moments où une violence stylisée et hyperbolique est exercée par un « je » sur des figures masculines indéterminées, dont la figure reine est la syllepse. En effet, la syllepse repose sur un flou entre sens propre et sens figuré : le « je » parle-t-il réellement de violenter son adversaire ou parle-t-il d’être le meilleur rappeur ? Ce « je » est construit par les renvois à des univers culturels immédiatement identifiables, tels que les films de gangsters, de kung-fu, au genre de l’horreur – du « giallo » cher à Dario Argento – ce qui provoque une déréalisation du référentiel, et donc de la violence. C’est là une autre tension du style de Ghostface Killah, qui fait sa force : il déréalise en même temps qu’il rend très réel le référent. Les images sont parfois si fortes qu’elles flirtent avec l’hypotypose, cette figure de style proposant une description si intense qu’elle donne l’impression de voir la scène se dérouler sous ses yeux. « Beretta shots splatter your goose, scatter your feathers » ((Raekwon « Guillotine » ft. Ghostface Killah, GZA, Inspectah Deck, Only Built 4 Cuban Linx, 1995.)

Cette déréalisation de la violence passe également par l’usage des hyperboles : « Catch the blast of a hype verse / My Glock burst, leave in a hearse, I did worse » (Wu-Tang Clan, « Bring da ruckus », Enter the Wu-Tang (36 Chambers), 1993) et l’introduction au sein d’une scène violente d’un détail absurde, ou sans lien apparent, pour détourner l’attention de cette violence.

2. La deuxième matrice de l’écriture de la violence chez Ghostface Killah passe par la mise en scène d’un univers diégétique défini par sa violence, plutôt situé cette fois du côté de la realness. Ainsi dans « Daytona 500 » (Ironman, 1996) : « Breathe oxygen both sides of my jaws carry oxes » : l’air du « ghetto » est si violent qu’il porte des lames dans sa bouche – avec le jeu sur « oxygen » et « oxes ». Ce deuxième type de violence concerne davantage des segments d’œuvres plus longs, des registres narratifs. Il ne s’agit plus de multiplier les couches de sens mais de fournir les éléments d’un univers qui a sa propre axiologie et de mettre en scène un « je » à la fois agent et victime des violences environnantes. L’un des morceaux les plus emblématiques en est « Whip You With A Strap » (FishScale, 2006) où, à travers le récit de souvenirs d’enfance, le « je » violent laisse place à une extrême vulnérabilité. Il multiplie les parallèles entre la violence ressentie à cinq ans et celle qu’il connaît aujourd’hui dans le « ghetto ». Le mot « strap » lui-même désigne la ceinture que sa mère utilisait pour le frapper ainsi qu’une arme à feu.

3. Enfin – mais le temps passe et Cyril Vettorato peut moins développer cette dernière partie très intéressante au regard de la problématique des rapports sociaux de pouvoir – on s’intéresse à la question de la dimension genrée de cette violence. Les personnages féminins occupent chez Ghostface Killah une place particulière, ce sont des objets sexuels, des trophées, les récompenses du criminel. Elles sont à la fois l’illustration d’un mode de vie et le symptôme d’un monde corrompu. Toute la question est de savoir si le « je » adhère ou dénonce par la mise en scène de cette corruption. En général, il s’agit toujours un peu des deux, d’où l’ambivalence de la posture du rappeur. Cyril Vettorato conclut donc en citant un extrait du livre de Joan Morgan When Chickenheads Come Home To Roost : A Hip Hop Feminist Breaks it Down, publié en 1999. Selon l’autrice, le concept de « hip-hop feminism » propose un féminisme :

« qui soit comme notre musique » fait de samples de plusieurs voix, qui injecte ses propres sensibilités dans de l’ancien et se le réapproprie pour en faire « quelque chose de nouveau, de provocant et de puissant ».

Elle défend donc l’idée, et l’intervenant avec elle, qu’il y a quelque chose à gagner à se confronter à cette violence et inversement, à ne pas hésiter à « faire violence » au texte en lui donnant un sens différent de celui prévu par l’auteur. Cyril Vettorato défend l’idée d’un pluralisme interprétatif large, comme le propre de la relation littéraire qui serait toujours une projection subjective – et justifierait donc complètement qu’une féministe trouve son compte dans les musiques hip-hop. « Lire » – au sens large ici, interpréter – serait toujours « trahir ».

Discussion collective

Julienne Flory, ingénieure de recherche au CNRS, autrice d’un livre sur une violence verbale particulière, l’insulte (Injuriez-vous. Du bon usage de l’insulte, La Découverte, 2016) apporte ensuite plusieurs points de discussion et commentaires. D’abord, la question de l’évolution des figures de la violence dans les paroles de Ghostface en vingt-cinq ans de carrière : Cyril Vettorato mentionne le fait que le style de Ghostface s’est spécifié à partir de la deuxième moitié des années 1990. Il a accentué progressivement son côté excentrique, un peu plus surréaliste et a accordé une place plus importante à l’imagination. Puis Julienne Flory demande si ce n’est pas l’association de la violence à une pseudo-réalité (y compris par les rappeurs eux-mêmes à travers le concept de « realness » par exemple) qui fait que le caractère violent est d’autant plus perçu. En réponse, Cyril Vettorato avance le fait qu’il existe aussi des condamnations de la violence émanant d’arts plus légitimes (les polémiques autour des Bienveillantes de Jonathan Little par exemple) bien qu’elles soient plus fortes pour les cultures populaires. Julienne Flory s’intéresse à la performativité des injures comme moyen de se visibiliser dans un contexte social, artistique, qui a tendance à invisibiliser les minorités. Elle pose donc la question de savoir si une performativité dans le rap pourrait être aussi forte sans l’usage d’insultes, ce à quoi Cyril Vettorato répond que la dimension performative la plus intéressante est effectivement celle qui permet d’affirmer une identité politique : par exemple, la parenté entre l’argot dans le rap et les éthiques langagières afro-américaines lors des mouvements sociaux des années 1960-1970 dans lesquelles a été théorisé l’usage poétique de la grossièreté, de la vulgarité, de manière à créer un sentiment de rupture avec la culture dominante. Elle termine sur deux remarques revenant au livre Un monde où l’on clashe. La joute d’insulte dans les cultures de rue (Paris, Éditions des archives contemporaines 2008) : le statut du « je » dans les battles diffère-t-il ou non de celui dans les paroles ? Pourquoi une telle absence de figures féminines dans ce livre, alors même que dans le rap, elles s’amusent avec les stéréotypes comme le font les hommes, en reprenant à leur compte les insultes qui leur sont adressées ?

Enfin, la séance se clôt avec plusieurs points de discussion de la salle. Plusieurs questions sont posées à propos des critères de constitution du corpus, d’une « figure auctoriale » de Ghostface, qui tiennent probablement à des différences d’exigences disciplinaires : si pour le/la littéraire, ce qui est violent est de l’ordre de l’évidence, pour la/le sociologue, la notion de « violence » est problématique : elle dépend par définition du système de valeurs et de normes propres à une société, à ses fractions de classe, à l’histoire personnelle et collective des individus. Il n’existe pas de violence « en soi » à moins d’en proposer une définition stricte comme le fait Randall Collins dans le cadre de sa théorie « microsociologique » (la violence ne peut désigner que l’interaction physique, le coup, et il n’existe pas de violence symbolique ou verbale). Or dans le langage commun, et, en l’occurrence, lorsque l’on parle des paroles de Ghostface Killah, on parle de violence dans un sens qu’une stricte application de Collins nommerait une mauvaise métaphore. Dès lors, quels critères peuvent permettre d’opérer la sélection entre des textes violents et d’autres qui ne le seraient pas, sachant qu’il s’agit précisément d’un des problèmes propres à ce « regard déformant » que les universitaires (par exemple, mais on peut penser à d’autres catégories sociales) auraient sur le rap ?

À propos de la déréalisation et de l’hypotypose, Emmanuelle Carinos souligne que ces procédés et ces caractéristiques stylistiques sont identifiables chez d’autres rappeurs, y compris en France – on pense, pour donner des exemples très contemporains, à SCH pour la création de la « persona » ou Sofiane pour le sens du détail incongru au sein de scènes violentes, qui, rappelle Karim Hammou, est aussi un trait plus général de certaines formes de cultures populaires masculines (le cinéma populaire de Hong-Kong, les comics, les mangas). Les « gun bars », références relativement complexes à des armes à feu, constituent une autre forme de jeu sur la surenchère hyperbolique ainsi que ce que David Diallo, présent dans la salle, appelle un « allomotif » (accessoire ou lieu mis à jour et adapté) du rap.

Pour finir, Karim Hammou rappelle, à propos de la question d’une définition de la violence dans la réception du rap, les travaux d’Anthony Pecqueux autour des « saillies amorales » dans le rap français qui, parce qu’elles arrivent au détour d’une phrase ou d’un refrain qui n’a rien à voir avec les couplets (telles que les insultes homophobes d’Alpha 5.20 dans le refrain de « Crépuscule des Empires »), ne posent pas de dilemme moral suffisant à faire cesser l’écoute à l’auditeur/trice.

Si l’on comprend bien l’utilité de cette leçon de pluralisme interprétatif à l’égard du rap et de sa violence, on peut se demander s’il n’y a pas tout de même, dans toute œuvre, un « foyer de sens » qui empêche ou du moins circonscrit les interprétations que l’on peut en faire. D’autant plus que le genre est encore particulièrement l’objet de contresens à des fins idéologiques, politiques – on pense en France, récemment, à l’affaire Médine.

Pour aller plus loin :

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