27 sept. 2018 - 30 juin 2023 Paris (France)

Première saison > CR de la 1ère séance

Le rap au Gabon : rencontre avec Alice Aterianus-Owanga

Version multimédia du CR : https://surunsonrap.hypotheses.org/3693

La première séance du séminaire « "Fight the power" ? Rapports sociaux de pouvoir et musiques hip-hop» s’organisait autour du livre d’Alice Aterianus-Owanga « Le rap, ça vient d’ici ! ». Musiques, pouvoir et identités dans la Gabon contemporain, publié en 2017 aux éditions de la Maison des sciences de l'homme. Alice Aterianus-Owanga, post-doctorante à l’Université de Lausanne, a commencé par un exposé qui revenait sur une dimension transversale de son livre, la question des rapports entre la scène rap et les autorités politiques au Gabon.

En octobre 2016, à la suite d'élections présidentielles controversées, le rappeur Kobâ publie « Odjuku », un morceau qui dénonce le président en exercice et candidat à sa propre succession, Ali Bongo. Le titre du morceau est une référence au nom d’un général nigérian supposé être le père caché d'Ali Bongo. Kobâ reprend ainsi une rumeur populaire selon laquelle le président gabonais serait en fait adopté – soupçon qui, s’il était confirmé, le disqualifierait légalement de la course à la présidence, les candidats à la présidence devant avoir un parent gabonais sur quatre générations.

Le morceau surprend d’autant plus qu’il vient d’un rappeur jusque là plutôt associé à une esthétique « bling bling » et des paroles apolitiques, et longtemps produit par des labels proches du pouvoir. Comment expliquer ce revirement ?

Pour répondre à cette question, Alice Aterianus-Owanga revient sur son parcours de chercheuse sur le rap gabonais, amorcé dix ans plus tôt. De 2006 à 2014, elle vit à Libreville, fréquente le milieu hip-hop en tant que danseuse puis en tant que réalisatrice de documentaires, tout en menant une thèse d’anthropologie. Son enquête au long cours se caractérise par la production d’oeuvres en collaboration avec les artistes locaux, et lui permet de participer au quotidien à la vie du « réseau rap » gabonais :

  • 2013, A. Aterianus-Owanga, « Une vie en Black or White », (52’), Princesse M. Productions en coproduction avec l’IGIS.
  • 2012, A. Aterianus-Owanga et Roda N’N’o, Akamayong-Nkemeyong. Recueil de textes de rap en langue fang nzaman, Paris, l’Harmattan.
  • 2010, A. Aterianus-Owanga « Les nouvelles écritures de soi », (52’), produit par l’IGIS (Institut Gabonais de l’Image et du son).

Son exposé s’articule en trois temps.

I. L’histoire des relations ambiguës entre rap et pouvoir au Gabon

Les premiers groupes de rap gabonais apparaissent au début des années 1990. Comme dans d’autres pays d’Afrique, les pionniers sont souvent des enfants de l’élite en contact avec les scènes et œuvres états-uniennes et françaises émergentes, avant que le rap ne se diffuse comme phénomène générationnel à l’ensemble de la jeunesse. Ainsi du groupe V2A4, auteur de l'un des premiers morceaux contestataires du pays, « African Revolution », et dont un membre est paradoxalement fils du ministre de l’Intérieur de l'époque.

Alors que le rap devient un ciment générationnel, promoteurs et producteurs de spectacles l’investissent au début des années 2000. Les labels majeurs EBEN et AJF, tous deux proches des cercles du pouvoir, contribuent à ce que les artistes de rap les plus populaires nouent des liens intimes avec le milieu politique. En l’absence de système de droits d’auteur, la dépendance économique des musiciens vis-à-vis du pouvoir est très importante. Le rap gabonais renoue ainsi avec la tradition des « groupes d’animation », au service du parti unique lors de la période qui a suivi l’indépendance nationale du Gabon.

II. L’élection présidentielle de 2009 et la victoire d’un « Président rappeur », Ali Bongo

L’apogée de ces relations de cooptation se joue en 2009. Alors que le décès d’Omar Bongo, dirigeant du pays depuis quarante ans, fait craindre une période de troubles politiques, des élections présidentielles sont organisées, et son fils Ali Bongo, alors ministre de la défense, annonce sa candidature. La période est marquée par la publication d’un morceau collectif de rappeurs en forme de plaidoyer pour la jeunesse à destination candidats : « La parole aux jeunes ».

Peu après, un concert gratuit du groupe Hay'oe et supposé apolitique est organisé. Alors que l’un des tubes populaires du groupe est joué, Ali Bongo arrive sur scène et le groupe le fait acclamer. Il se met en scène comme rappant dans un « clash » : « je n’ai jamais rappé mes frères / je n’ai jamais rappé mes sœurs / ça va être très difficile pour moi / mas pour vous je suis prêt à tout ! »

Sortir de sa zone de confort, se montrer proche de la jeunesse et du peuple, être « prêt à tout » : Ali Bongo utilise le rap pour casser l’image de candidat du pouvoir en place qui lui est associé, et incarner un renouvellement politique. Au terme de cette campagne électorale où le rap aura joué un rôle central, Ali Bongo est élu président de la République.

L’analyse d’Alice Aterianus-Owanga s’appuie sur le concept de « spectacle du pouvoir » emprunté à George Balandier :

« Tout pouvoir implique une « représentation », un décorum, un cérémonial et des pompes, une distance. […] Je qualifierai de spectacle du pouvoir […] ces jeux de représentations [qui] permettent notamment de montrer que la personne des dominants est autre que la personne des sujets ; elle s'inscrit dans un système de différences qui fonde le pouvoir autant que la force dont celui-ci dispose. » (Georges Balandier, « L'anthropologie africaniste et la question du pouvoir », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 65, 1978, pp.208-209.)

III. Le rap dans la politique d’« émergence » menée par Ali Bongo dans les années 2010

Après l’élection, la mobilisation des rappeurs par le pouvoir se poursuit. Ali Bongo initie un programme intitulé « Emergence », incluant un volet culturel auquel les rappeurs proches du pouvoir sont étroitement liés.

Mais l’analyse d’Alice Aterianus-Owanga ne se limite pas à une perspective depuis le point de vue du pouvoir et de sa légitimation.

Du côté des artistes, elle souligne tout d’abord que les soutiens du pouvoir, outre les rétributions matérielles qu'ils tirent, et les craintes éventuelles de la répression croissante qui caractérise la vie politique gabonaise, peuvent être motivés à cette collaboration par la conviction qu’une forme de pacte les lie aux président : leur soutien est justifié par l’engagement du candidat, qui dit avoir « entendu » leur demande de lutte contre les inégalités, de mise de la jeunesse au cœur des préoccupation, de construction d’écoles et d'hôpitaux, de création d'un système de droits d’auteur pour soutenir les artistes. En outre, tous les rappeurs ne soutiennent pas Ali Bongo, pendant ou après son élection en 2009. Certains privilégient le retrait vis-à-vis de la politique, d’autres critiquent frontalement leurs pairs qui se compromettent à leurs yeux avec le pouvoir, au nom d’une conception contestataire du rap. Enfin, du côté des rappeurs participants directement à la tournée de l'« émergence », leur comportement s'écarte des normes prescrites par le pouvoir, et du rôle exemplaire que ce dernier voudrait leur faire endosser. La culture de la fête, de la consommation d’alcool et de la sexualité vient ternir de l’intérieur le « spectacle du pouvoir » programmé par l'équipe présidentielle, et l'ambition du régime Bongo de contrôler les corps. Alice Aterianus-Owanga propose ici de mobiliser l’idée de « conscience contradictoire » avancée par Antonio Gramsci :

« L’homme actif de la masse agit pratiquement, mais il n’a pas une claire conscience théorique de cette activité qui est la sienne, qui pourtant est une connaissance du monde dans la mesure où elle le transforme. Sa conscience théorique peut même être historiquement en contradiction avec son activité. On peut presque dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une conscience contradictoire), l’une qui est implicite dans son activité et qui réellement l’unit à tous ceux qui travaillent avec lui dans la transformation pratique de la réalité, et l’autre qui est superficiellement explicite ou verbale, qu’il a héritée du passé et accueillie sans critique. Toutefois cette conception « verbale » n’est pas sans conséquences : elle fait le lien avec un groupe social déterminé, elle influe sur la conduite morale, sur la direction de la volonté, d’une façon plus ou moins puissante qui peut aller jusqu’au point où la nature contradictoire de la volonté ne permet plus aucune action, aucune décision, aucun choix, et produit un état de passivité morale et politique. » (A. Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, 2011, p. 112. Cité dans Michael Burawoy, « La domination culturelle : quand Gramsci rencontre Bourdieu », Contretemps, déc. 2012. En ligne : https://www.contretemps.eu/domination-culturelle-quand-gramsci-rencontre-bourdieu/)

C’est à la lumière de cette « conscience contradictoire » que le basculement de 2016 devient pensable. Après un septennat marqué par une consommation ostentatoire de la part du Président et ses proches, des affaires de détournements de fonds publics, une répression croissante de la contestation, l’absence de respect des promesses électorales et notamment de la mise en place d’un droit d’auteur, le tournant autoritaire fait l’objet d’une contestation croissante dans la scène rap gabonaise comme plus largement dans la jeunesse du pays. Keurtyce E entame les hostilités avec un morceau virulent intitulé « On va tourner la page ». Saik1ry enfonce le clou avec le morceau Mister Zero, en référence au bilan d’Ali Bongo

La formule devient slogan des partis d’opposition en campagne pour l’élection en 2016, et d’autres rappeurs leurs emboîtent le pas, à l’image de Kobâ et son « Odjuku ». La scène rap est aussi inspirée par les mouvements citoyens animés par des figures du rap au Sénégal (Y en a marre) ou au Burkina Faso (Balai citoyen). Mais l’issue du mouvement au Gabon n’est pas la même que dans ces deux autres pays, où la mobilisation a permis une alternance démocratique. Au terme de la campagne présidentielle de 2016, Ali Bongo est réélu sur fond de fraude électorale, et sa victoire s’accompagne d’une répression sans précédent dans les années récentes du Gabon : coupure d’internet pendant trois jours, un millier de personnes arrêtées en 24 heures, et plusieurs centaines de disparus. Mais comme en témoigne l'observation de la scène rap, malgré l’usage de la force pour imposer le pouvoir d’Ali Bongo, les mécanismes de production d’une forme de consentement populaire au régime sont désormais fragilisés.

Après cet exposé, Karim Hammou propose une discussion du livre d’Alice Aterianus-Owanga.

L’exposé d’A. Aterianus-Owanga propose une perspective sur les liens entre rap et pouvoir politique qui est une des dimensions transversales du livre. K. Hammou en souligne plusieurs autres, qui contribuent à la grande richesse du travail.

Tout d’abord, au-delà du « pouvoir » au sens du système politique, le livre restitue avec finesse les nombreux rapports de pouvoir qui configurent le « réseau rap gabonais » – rapports sociaux de sexe sont notamment au cœur des chapitre 3 et 4 (hommes et femmes aux prises avec le réseau rap, les imaginaires et techniques hétérosexistes de distinction et de disqualification d’autrui, l’agentivité des femmes…), la question de l’ethnicité (les tensions autour de l’ethnie majoritaire, Fang, les inventions de tradition…), de (trans-)nationalité (rapport à l’Etat, l’identité gaboma, panafricain, afropéen, kémite…), de race (le rapport à l’Atlantique noir, la question de la négritude ou de la blackness du rap, l’enjeu afrocentrique…) sont plus particulièrement abordés dans les chapitres 6 et 7, tandis que le chapitre 2 restitue plus particulièrement les enjeux de génération (la propension des rappeurs à représenter « la jeunesse » dans une société où l’aînesse est cruciale, mais aussi leur capacité à s’inscrire dans la continuité politique, religieuse, musicale, etc. des générations antérieures).

Une autre dimension transversale au livre est résumée par la belle formule des « musiques circulant sur les routes de l’Empire » (p.30). La mise en perspective du rap gabonais ne s’arrête en effet pas aux années 1980, période où les premiers enregistrement hip-hop en provenance de France ou des Etats-Unis se font connaître, mais remonte en amont, jusqu’aux premières décennies post-indépendances. Le rap gabonais est ainsi saisi à la fois dans sa généalogie transnationale « hip-hop », et dans sa généalogie (inter)nationale de « musique gabonaise ». C’est notamment via la trajectoire du musicien Pierre Claver Akendengué passant par l’émission française « Le Petit Conservatoire de la chanson » (1955-1974) de l’animatrice Mireille (p.36), mais aussi par les milieux universitaires de l’anthropologie africaniste (p.38), que l’histoire longue des circulations musicales postcoloniales s’éclaire.

De même, le portrait de Patience Dabany, ancienne femme d’Omar Bongo et mère d’Ali Bongo, dépeint une musicienne, chanteuse qui est aussi une élite voyageuse clef nouant des collaborations avec James Brown, Jermaine Jackson et d’autres musiciens africains-américains, et contribuant à l’organisation de spectacles des stars internationales au service du pouvoir. On comprend l’opportunité de parler des routes de l’Empire au pluriel (et peut-être même aurait-il été possible de parler « des Empires » au pluriel), tend les chemins empruntés par l’une et l’autre diffèrent.

Le livre a ainsi l’art de faire apparaître les liens transnationaux qui permettent de penser dans sa complexité le rap gabonais – liens africains (Sénégal, Afrique du Sud), européens (France), américains (Etats-Unis). La géographie centraliste gabonaise (p.84) est aussi intégrée à l’analyse, et déploie une histoire précise et située du rap au Gabon en identifiant les lieux clefs ou emblématiques du développement du genre : la discothèque Night Fever (p.49), le Centre culturel français (p.63, p.72) et les concerts Bantu Live, le studio Kage Pro (p.71), l’émission d’Africa n°1 « Les rappeurs de la côte ouest-africaine » (p.64), le label Eben (p.77), Gabao Hip-hop (p.91), Urban FM (p.221). La trajectoire des animateurs de ces lieux est toujours adéquatement présentée, même lorsque ce n’est qu’en quelques mots (mobilités géographiques, liens éventuels au pouvoir politique, etc.). Au fil de ses trente années d’existence, et dans la succession de plusieurs générations, c’est la diversité du rap gabonais qui est donnée à voir. Ce qui rassemble cette diversité est ponctuellement pensé via la métaphore de la « scène » ou du « monde » (p.82), mais c’est l’image du « réseau » qui domine sous la plume de l’autrice. Le Gabon devient ainsi un révélateur puissant des logiques de l’« Atlantique noir », d’habitude saisi avant tout par ses ports de l’hémisphère nord.

Ces circulations culturelles sont aussi des circulations marchandes, et le livre en déploie les paradoxes avec finesse. Les prescriptions hétéronomes, portées notamment par les marchés de la « world music » dominés par les publics et les intermédiaires culturels blancs, ont ainsi un rôle central dans la diffusion des rappeurs gabonais des années 1990 et 2000. Ponctuellement, l’autrice a recours à l’analyse de Graham Huggan (2001), dont elle traduit le concept de postcolonial exotic :

[L’exotique postcolonial est] un site discursif « marqué par l’intersection de différents régimes de valeur : un régime – le postcolonialisme – qui se positionne comme anticolonial, et qui travaille en faveur de la dissolution d’épistémologies et de structures institutionnelles hégémoniques ; et un autre – la postcolonialité – qui est plus étroitement attaché au marché global, et qui produit son capital à la fois sur la circulation à grande échelle de représentations de l’altérité culturelle et sur le trafic mondial d’artefacts et de biens culturels exotiques » (Graham Huggan, 2001, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, Routledge, p.28, traduit par A. Aterianus-Owanga p.38 n.)

On peut s’étonner que le recours aux thèses de Huggan (ou leur mise en débat) ne soit pas plus important. D’autant que la discussion proposée dans ce livre des démarches des artistes aux prises avec l’exotique postcolonial et l’« esthétique de la décontextualisation » est particulièrement nuancée et, de ce fait, féconde. C’est une tension que l’on retrouve aussi bien chez Akendengué (p.38-44) que chez Roda N’No (p. 193-202), œuvrant tous deux dans des époques et des configurations distinctes à une réappropriations de savoirs anthropologiques participant par ailleurs à l’exotisation de l’Afrique, et opérant ainsi un « rebranchement » à des traditions locales, des formes de réinventions de la tradition. C’est en tout cas une invitation à faire dialoguer le travail de l’autrice avec d’autres recherches qui travaillent les mêmes tensions – dans le cas du rap français (Karim Hammou, 2016, « Mainstreaming French rap music. Commodification and artistic legitimation of othered cultural goods », Poetics vol. 59, pp. 67-81. ) ou de la littérature francophone africaine (Claire Ducournau, 2010, « Mélancolie postcoloniale ? La réception décalée du roman Monnè, outrages et défis, d'Ahmadou Kourouma (1990) », Actes de la recherche en sciences sociales vol. 185 n°5, pp. 82-95 ; C. Ducournau, La fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, CNRS Éditions, 2017.)

La séance se prolonge autour de plusieurs point de discussion, dont le regard des artistes gabonais sur le rap français, les conséquences des prises de positions contestataires, notamment pour les artistes comme Keurtyce E qui habitent toujours au Gabon, l’éventuel « effet de boucle » avec les artistes côtoyés, une fois les articles scientifiques et / ou le livre sortis, ou encore la façon dont les rapports de classe s’imbriquent dans les autres rapports de pouvoir évoqués dans le livre et l’exposé.

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